La Syrie use de stratagemes subtils pour controler le pays des cedres. Intimidations, infiltrations de l'administration libanaise et des services de renseignement, et pillage economique deguise. Ou la main d'Hafez El-Assad.
Encore sous le choc de dix-sept ans de guerre, les habitants de Beyrouth
retrouvent en hesitant les habitudes de la paix. Certes, le canon tonne
toujours dans le Sud. Mais cela parait si loin. Facades criblees de balles,
fenetres aux vitres brisees, quartiers entiers reduits a l'etat de ruines
antiques ou la vegetation part a l'assaut des voutes ecroulees: les traces du
cauchemar sont presentes.
Mais les longues blessures brunatres qui decoupaient la capitale en secteurs
ennemis, parapets de terre et tranchees herissees d'armes menacantes, ont
disparu. Les milices ont livre leur materiel lourd, blindes et artillerie sur
lesquels elles asseyaient leur pouvoir. Seul, dans le Sud, avec la benediction
du gouvernement et surtout celle de Damas, le Hezbollah pro-iranien conserve
son attirail guerrier sous pretexte de resistance a l'occupation israelienne.
En depit des coupures d'electricite, de liaisons telephoniques incertaines
et de l'inflation de la monnaie, les Beyrouthins reprennent gout a la vie : les
restaurants ne desemplissent pas, les boutiques ouvrent a nouveau leurs portes.
Mais derriere ces apparences, que d'amertume ! L'arak, anisette locale, ne
parvient pas a diluer l'arriere-gout de defaite dans la gorge des chretiens :
cette guerre inutile qui ensanglanta leur camp et le soumit a la puissance
syrienne. Chez les musulmans, on n'accepte pas mieux cette occupation deguisee
de Damas. Cette omnipresence d'une armee etrangere a laquelle, comble de
l'ironie, l'on doit le retour a la quietude.
Certes, a part quelques soldats syriens qui controlent paresseusement les
vehicules sous la photo d'Hafez El-Assad, le poids de la Syrie semble bien peu
perceptible pour l'etranger. C'est qu'en realite, Damas use de stratagemes plus
subtils pour s'assurer la docilite du Liban. Les medias locaux l'ont bien
compris : dans leurs colonnes, pas un journaliste n'oserait s'en prendre au
regime du "grand frere" syrien. Par crainte de represailles, l'autocensure
regne en maitresse dans les salles de redaction. Du reste, pour imposer sa loi,
Hafez El-Assad n'a meme pas besoin de faire intervenir ses unites qui
stationnent a la peripherie du Ministere de la defense ou bivouaquent
discretement aux alentours de la capitale. Des Libanais, pieges ou complices
de la Syrie, servent de relais au maitre de Damas.
Passons sur le role du president Elias Hraoui qui n'a pas d'autre choix que
celui de se soumettre en jouant de sa faible marge de manoeuvre pour sauver ce
qui peut l'etre de l'independance du Liban. Mais, alors que les accords de Taef
prevoyaient la mise en place d'un gouvernement de coalition avec toutes les
tendances politiques du pays, sur trente ministres, deux seulement representent
les chretiens hostiles a la domination de Damas : Georges Saade et Roger Dib.
Pourtant, sympathisants des Forces libanaises (ancienne milice chretienne) et
partisans du general Aoun confondus ne constituent-ils pas, au bas mot, 30 a 40
% de la population libanaise ? Quant aux chefs des partis musulmans membres
du gouvernement, de Walid Joumblat a Nabih Berri, depuis 1975, ils ont trop
souvent servi les desseins de Damas pour s'opposer d'une quelconque facon a
son hegemonie.
Jusqu'au tres militant Hezbollah qui, recemment encore, faisait
involontairement etalage de sa soumission a la Syrie. Alors que le chef du
Parti pro-iranien, le cheikh Abbas Moussaoui, venait de se faire assassiner par
l'armee israelienne et que ses partisans promettaient les pires represailles a
l'encontre de Jerusalem, il suffit d'un mot de Hafez El-Assad pour que la
vindicte du Hezbollah s'arreta aux effets oratoires. Rien d'etonnant de fait
quand l'on se souvient que cette faction recoit armes et munitions de Teheran
via la Syrie.
Mais dans l'armee, veritable ossature du pays autour de laquelle doit se
reconstituer l'Etat libanais, la situation devient inquietante. Pour 13000
soldats chretiens, on compte 17000 musulmans dont 10000 chiites pour la plupart
favorables aux ideaux du Hezbollah. Michel Murr, ministre de la Defense,
occupe une position particulierement importante dans le dispositif de controle
du Liban par les Syriens. En 1986, quand a la suite de son differend avec Samir
Geagea (chef des Forces libanaises) Elie Hobeika se placa sous la protection de
Damas, Michel Murr le suivit dans sa fuite. Aujourd'hui tous deux ministres,
mais toujours lies a la Syrie, ils entretiennent des relations de complicite
qui touchent a la fois le domaine des affaires et celui de la politique.
Michel Murr a nomme des officiers proches de lui a certains postes de
responsabilite : Souheil El Khoury a la tete de la police militaire, Ramez
Mansour au commandement de la 9e brigade. En charge des autres unites, on
trouve des musulmans ou des chretiens clients des clans allies a la Syrie,
comme Lucien Mekkari, chef de la 7e brigade et proche de la famille Frangieh
qui, depuis 1975, s'est infeodee a Hafez El-Assad. Si parmi les officiers la
parite reste maintenue entre les deux principaux clivages communautaires, on
s'apercoit rapidement qu'aucun detenteur des postes clefs n'appartient a la
tendance chretienne nationaliste.
Rien de surprenant : au "Conseil militaire", organisme charge d'attribuer les
fonctions au sein de l'armee, quatre hommes decident : Yahia Raad, musulman
sunnite proche du Premier ministre Omar Karame de la meme confession,
Loutfi Jaber, chiite et ami de Nabih Berri, Riad Takieddine, druze et compagnon
de route de Joumblat et enfin Edouard Mansour, chretien mais membre du
PSNS (Parti socialiste national syrien). Ajoutons a cela que aujourd'hui et par
roulement, les officiers libanais effectuent des stages de six mois a un an en
Syrie.
Au sein des divers services de renseignements, qui disposent tous d'une force
d'intervention armee, la Syrie a effectue un remaniement encore plus
spectaculaire. A la suite de l'eviction du general Aoun de la scene politique
(en octobre 1990), Damas creait le "centre de coordination", bureau libanais
charge de regrouper toutes les informations des autres services. Jamil
El-Sayed, chiite convaincu de la syrianite du Liban, dirige le centre apres
avoir occupe pendant douze ans des fonctions similaires dans la plaine de la
Bekaa sous controle syrien.
Pour mieux assurer leur emprise, les Syriens ont nomme Michel Rahbani, un
chretien qui leur est proche, a la tete des renseignements militaires; Nabil
Farhat, ami de Ghazi Kanaan, chef des renseignements syriens au Liban, a la
direction des "Services de securite de l'Etat"; Sami Khatib, ancien commandant
dans la force d'intervention arabo-syrienne au Liban en 1976, a recu la charge
des FSI (Forces de securite interieure, sorte de gendarmerie libanaise).
Comment s'etonner des lors que toutes les analyses, emanant de ces differents
services libanais, soient directement remises par leurs responsables a Ghazi
Kanaan, chef des renseignements syriens, et a son adjoint Roustom Ghazali ?
Ajoutons que, lors de la capture par les troupes d'Hafez El-Assad du Ministere
de la defense de Yarze, l'un des points ou le general Aoun concentrait ses
forces, l'armee syrienne s'est emparee des dossiers constitues par les services
libanais et les a evacues par camions vers Damas.
On comprend mieux l'insistance de Damas qui voudrait que les elections
legislatives libanaises se deroulent avant le retrait de ses troupes. Disposant
de tous les moyens de controle et de pression necessaires, Hafez El-Assad
saurait alors donner aux resultats du scrutin le sens qui lui convient et
assurer ainsi sa prise sur le Liban, par Libanais interposes, en l'annexant un
peu plus a la Syrie.
Mais en attendant pareille eventualite, les genereux protecteurs du pays des
cedres ne perdent ni leur temps, ni leur argent. A la peripherie de Tripoli
(Nord du Liban), une importante raffinerie de petrole traite le brut.
Apparemment sans usage, un pipe-line se dirige vers le Nord-Est. En l'espace de
cinq ans, les Syriens ont pompe 260 citernes d'essence par ce moyen. En
ajoutant le gas-oil et le kerosene puises a la meme source, le montant de ce
"larcin" s'eleverait a 780 millions de dollars. Cette manne echoue sur le
marche noir syrien et approvisionne la nomenklatura au pouvoir. Les Damaskenes
apprecient particulierement l'essence du Liban car la Syrie, qui ne dispose
que de moyens de raffinage archaiques d'origine sovietique, produit un
carburant de mauvaise qualite. Aussi, en octobre 1990, quand le Liban dut
faire face a une penurie de carburant, Damas livra un bateau d'essence et en
refusa le paiement : c'est une quantite equivalente du precieux liquide
libanais que les Syriens exigerent en contrepartie de leur aide.
Il en va de meme pour l'electricite : la centrale de Deir Nabbouh, en
territoire libanais pourtant, deverse la plus grande partie de sa production
vers la Syrie. Celle qui barre le cours du fleuve Litani distribue 25 a 45 %
de l'energie produite en direction du pays voisin. Pour cette derniere depuis
1983, epoque a laquelle les occupants ont installe les derivations necessaires
au detournement. Dans le meme temps, les Beyrouthins ne recoivent
l'electricite que trois ou quatre heures par jour.
Au port de Beyrouth triomphent des pratiques tout aussi discutables. Il faut
dire que depuis 1978, Hafez El-Assad y reclame avec insistance une zone franche
pour son pays. Faute d'avoir obtenu ce privilege, les camions syriens doublent
les files d'attente et se font charger en priorite. En rentrant dans leur pays,
ceux-ci ne sont astreints ni a l taxe de transit au tonnage, ni a la surtaxe
de 150 dollars par vehicule que doivent debourser les Libanais et autres
ressortissants arabes. Des pratiques qui handicapent les transporteurs du pays
des cedres et les reduiront au chomage a plus ou moins long terme si elles ne
cessent pas.
Quant aux agriculteurs syriens, ils ne manquent pas de se rejouir de la
situation. Si les pommes de terre libanaises, par exemple, ne peuvent franchir
la frontiere, les leurs sont vendues librement sur les marches de Beyrouth a
des prix defiant toute concurrence. Ce commerce a pris une telle ampleur que,
alarme, le ministre de l'Agriculture libanais a demande a l'armee de depecher
des hommes au principal point de passage, le poste frontalier de Masnaa, afin
de donner un coup d'arret a cette nouvelle "invasion" syrienne. Le commandant
en chef, le general Lahoud, a replique que, surcharge de missions dans la
capitale, il ne pouvait faire face a cette nouvelle demande. En fait, tous les
mouvements de troupes de l'armee libanaise doivent recevoir l'approbation du
commandement syrien, et l'on voit mal ce dernier mettre un terme a un negoce
aussi profitable pour son pays.
Au rythme ou vont les choses, l'annexion du Liban par la Syrie parait
ineluctable. Si les puissances occidentales qui ont parraine les accords de
Taef n'opposent pas leur veto au processus en cours, les propos d'Omar Karame,
le Premier ministre musulman, risquent de devenir prophetiques. Au lendemain de
l'eviction du general Aoun, il declara a une agence de presse : "La Syrie et le
Liban constituent un seul pays...".