"Le Liban sous le joug syrien"

The following article is from a neutral Swiss newspaper (Journal de Geneve et Gazette de Lausanne), dated March 19, 1992.

"Le Liban sous le joug syrien"

La Syrie use de stratagemes subtils pour controler le pays des cedres. Intimidations, infiltrations de l'administration libanaise et des services de renseignement, et pillage economique deguise. Ou la main d'Hafez El-Assad.

Encore sous le choc de dix-sept ans de guerre, les habitants de Beyrouth retrouvent en hesitant les habitudes de la paix. Certes, le canon tonne toujours dans le Sud. Mais cela parait si loin. Facades criblees de balles, fenetres aux vitres brisees, quartiers entiers reduits a l'etat de ruines antiques ou la vegetation part a l'assaut des voutes ecroulees: les traces du cauchemar sont presentes.
Mais les longues blessures brunatres qui decoupaient la capitale en secteurs ennemis, parapets de terre et tranchees herissees d'armes menacantes, ont disparu. Les milices ont livre leur materiel lourd, blindes et artillerie sur lesquels elles asseyaient leur pouvoir. Seul, dans le Sud, avec la benediction du gouvernement et surtout celle de Damas, le Hezbollah pro-iranien conserve son attirail guerrier sous pretexte de resistance a l'occupation israelienne.

En depit des coupures d'electricite, de liaisons telephoniques incertaines et de l'inflation de la monnaie, les Beyrouthins reprennent gout a la vie : les restaurants ne desemplissent pas, les boutiques ouvrent a nouveau leurs portes. Mais derriere ces apparences, que d'amertume ! L'arak, anisette locale, ne parvient pas a diluer l'arriere-gout de defaite dans la gorge des chretiens : cette guerre inutile qui ensanglanta leur camp et le soumit a la puissance syrienne. Chez les musulmans, on n'accepte pas mieux cette occupation deguisee de Damas. Cette omnipresence d'une armee etrangere a laquelle, comble de l'ironie, l'on doit le retour a la quietude.
Certes, a part quelques soldats syriens qui controlent paresseusement les vehicules sous la photo d'Hafez El-Assad, le poids de la Syrie semble bien peu perceptible pour l'etranger. C'est qu'en realite, Damas use de stratagemes plus subtils pour s'assurer la docilite du Liban. Les medias locaux l'ont bien compris : dans leurs colonnes, pas un journaliste n'oserait s'en prendre au regime du "grand frere" syrien. Par crainte de represailles, l'autocensure regne en maitresse dans les salles de redaction. Du reste, pour imposer sa loi, Hafez El-Assad n'a meme pas besoin de faire intervenir ses unites qui stationnent a la peripherie du Ministere de la defense ou bivouaquent discretement aux alentours de la capitale. Des Libanais, pieges ou complices de la Syrie, servent de relais au maitre de Damas.
Passons sur le role du president Elias Hraoui qui n'a pas d'autre choix que celui de se soumettre en jouant de sa faible marge de manoeuvre pour sauver ce qui peut l'etre de l'independance du Liban. Mais, alors que les accords de Taef prevoyaient la mise en place d'un gouvernement de coalition avec toutes les tendances politiques du pays, sur trente ministres, deux seulement representent les chretiens hostiles a la domination de Damas : Georges Saade et Roger Dib. Pourtant, sympathisants des Forces libanaises (ancienne milice chretienne) et partisans du general Aoun confondus ne constituent-ils pas, au bas mot, 30 a 40 % de la population libanaise ? Quant aux chefs des partis musulmans membres du gouvernement, de Walid Joumblat a Nabih Berri, depuis 1975, ils ont trop souvent servi les desseins de Damas pour s'opposer d'une quelconque facon a son hegemonie.
Jusqu'au tres militant Hezbollah qui, recemment encore, faisait involontairement etalage de sa soumission a la Syrie. Alors que le chef du Parti pro-iranien, le cheikh Abbas Moussaoui, venait de se faire assassiner par l'armee israelienne et que ses partisans promettaient les pires represailles a l'encontre de Jerusalem, il suffit d'un mot de Hafez El-Assad pour que la vindicte du Hezbollah s'arreta aux effets oratoires. Rien d'etonnant de fait quand l'on se souvient que cette faction recoit armes et munitions de Teheran via la Syrie.
Mais dans l'armee, veritable ossature du pays autour de laquelle doit se reconstituer l'Etat libanais, la situation devient inquietante. Pour 13000 soldats chretiens, on compte 17000 musulmans dont 10000 chiites pour la plupart favorables aux ideaux du Hezbollah. Michel Murr, ministre de la Defense, occupe une position particulierement importante dans le dispositif de controle du Liban par les Syriens. En 1986, quand a la suite de son differend avec Samir Geagea (chef des Forces libanaises) Elie Hobeika se placa sous la protection de Damas, Michel Murr le suivit dans sa fuite. Aujourd'hui tous deux ministres, mais toujours lies a la Syrie, ils entretiennent des relations de complicite qui touchent a la fois le domaine des affaires et celui de la politique. Michel Murr a nomme des officiers proches de lui a certains postes de responsabilite : Souheil El Khoury a la tete de la police militaire, Ramez Mansour au commandement de la 9e brigade. En charge des autres unites, on trouve des musulmans ou des chretiens clients des clans allies a la Syrie, comme Lucien Mekkari, chef de la 7e brigade et proche de la famille Frangieh qui, depuis 1975, s'est infeodee a Hafez El-Assad. Si parmi les officiers la parite reste maintenue entre les deux principaux clivages communautaires, on s'apercoit rapidement qu'aucun detenteur des postes clefs n'appartient a la tendance chretienne nationaliste.
Rien de surprenant : au "Conseil militaire", organisme charge d'attribuer les fonctions au sein de l'armee, quatre hommes decident : Yahia Raad, musulman sunnite proche du Premier ministre Omar Karame de la meme confession, Loutfi Jaber, chiite et ami de Nabih Berri, Riad Takieddine, druze et compagnon de route de Joumblat et enfin Edouard Mansour, chretien mais membre du PSNS (Parti socialiste national syrien). Ajoutons a cela que aujourd'hui et par roulement, les officiers libanais effectuent des stages de six mois a un an en Syrie.

Au sein des divers services de renseignements, qui disposent tous d'une force d'intervention armee, la Syrie a effectue un remaniement encore plus spectaculaire. A la suite de l'eviction du general Aoun de la scene politique (en octobre 1990), Damas creait le "centre de coordination", bureau libanais charge de regrouper toutes les informations des autres services. Jamil El-Sayed, chiite convaincu de la syrianite du Liban, dirige le centre apres avoir occupe pendant douze ans des fonctions similaires dans la plaine de la Bekaa sous controle syrien.
Pour mieux assurer leur emprise, les Syriens ont nomme Michel Rahbani, un chretien qui leur est proche, a la tete des renseignements militaires; Nabil Farhat, ami de Ghazi Kanaan, chef des renseignements syriens au Liban, a la direction des "Services de securite de l'Etat"; Sami Khatib, ancien commandant dans la force d'intervention arabo-syrienne au Liban en 1976, a recu la charge des FSI (Forces de securite interieure, sorte de gendarmerie libanaise).
Comment s'etonner des lors que toutes les analyses, emanant de ces differents services libanais, soient directement remises par leurs responsables a Ghazi Kanaan, chef des renseignements syriens, et a son adjoint Roustom Ghazali ? Ajoutons que, lors de la capture par les troupes d'Hafez El-Assad du Ministere de la defense de Yarze, l'un des points ou le general Aoun concentrait ses forces, l'armee syrienne s'est emparee des dossiers constitues par les services libanais et les a evacues par camions vers Damas.
On comprend mieux l'insistance de Damas qui voudrait que les elections legislatives libanaises se deroulent avant le retrait de ses troupes. Disposant de tous les moyens de controle et de pression necessaires, Hafez El-Assad saurait alors donner aux resultats du scrutin le sens qui lui convient et assurer ainsi sa prise sur le Liban, par Libanais interposes, en l'annexant un peu plus a la Syrie.
Mais en attendant pareille eventualite, les genereux protecteurs du pays des cedres ne perdent ni leur temps, ni leur argent. A la peripherie de Tripoli (Nord du Liban), une importante raffinerie de petrole traite le brut. Apparemment sans usage, un pipe-line se dirige vers le Nord-Est. En l'espace de cinq ans, les Syriens ont pompe 260 citernes d'essence par ce moyen. En ajoutant le gas-oil et le kerosene puises a la meme source, le montant de ce "larcin" s'eleverait a 780 millions de dollars. Cette manne echoue sur le marche noir syrien et approvisionne la nomenklatura au pouvoir. Les Damaskenes apprecient particulierement l'essence du Liban car la Syrie, qui ne dispose que de moyens de raffinage archaiques d'origine sovietique, produit un carburant de mauvaise qualite. Aussi, en octobre 1990, quand le Liban dut faire face a une penurie de carburant, Damas livra un bateau d'essence et en refusa le paiement : c'est une quantite equivalente du precieux liquide libanais que les Syriens exigerent en contrepartie de leur aide.
Il en va de meme pour l'electricite : la centrale de Deir Nabbouh, en territoire libanais pourtant, deverse la plus grande partie de sa production vers la Syrie. Celle qui barre le cours du fleuve Litani distribue 25 a 45 % de l'energie produite en direction du pays voisin. Pour cette derniere depuis 1983, epoque a laquelle les occupants ont installe les derivations necessaires au detournement. Dans le meme temps, les Beyrouthins ne recoivent l'electricite que trois ou quatre heures par jour.
Au port de Beyrouth triomphent des pratiques tout aussi discutables. Il faut dire que depuis 1978, Hafez El-Assad y reclame avec insistance une zone franche pour son pays. Faute d'avoir obtenu ce privilege, les camions syriens doublent les files d'attente et se font charger en priorite. En rentrant dans leur pays, ceux-ci ne sont astreints ni a l taxe de transit au tonnage, ni a la surtaxe de 150 dollars par vehicule que doivent debourser les Libanais et autres ressortissants arabes. Des pratiques qui handicapent les transporteurs du pays des cedres et les reduiront au chomage a plus ou moins long terme si elles ne cessent pas.
Quant aux agriculteurs syriens, ils ne manquent pas de se rejouir de la situation. Si les pommes de terre libanaises, par exemple, ne peuvent franchir la frontiere, les leurs sont vendues librement sur les marches de Beyrouth a des prix defiant toute concurrence. Ce commerce a pris une telle ampleur que, alarme, le ministre de l'Agriculture libanais a demande a l'armee de depecher des hommes au principal point de passage, le poste frontalier de Masnaa, afin de donner un coup d'arret a cette nouvelle "invasion" syrienne. Le commandant en chef, le general Lahoud, a replique que, surcharge de missions dans la capitale, il ne pouvait faire face a cette nouvelle demande. En fait, tous les mouvements de troupes de l'armee libanaise doivent recevoir l'approbation du commandement syrien, et l'on voit mal ce dernier mettre un terme a un negoce aussi profitable pour son pays.
Au rythme ou vont les choses, l'annexion du Liban par la Syrie parait ineluctable. Si les puissances occidentales qui ont parraine les accords de Taef n'opposent pas leur veto au processus en cours, les propos d'Omar Karame, le Premier ministre musulman, risquent de devenir prophetiques. Au lendemain de l'eviction du general Aoun, il declara a une agence de presse : "La Syrie et le Liban constituent un seul pays...".