Le Figaro article, May 16 1992.

LA CHRONIQUE DU TEMPS QUI PASSE par Jean D'Ormesson

N'oubliez pas le Liban!

Qui s'occupe encore du Liban? Longtemps, le malheureux pays, ravage par la guerre civile et la guerre etrangere, a fait la une de tous les journaux. De l'eau est passee sous les ponts de l'Oronte, cher a Maurice Barres. D'autres evenements ont accapare les medias: la fin du communisme, la guerre en Yougoslavie, la naissance de l'Europe ont fait passer au second plan et plonge bientot dans l'oubli le destin d'un peuple qui etait pourtant plus lie qu'aucun autre a la culture et a la langue francaises et qui incarnait, dans une partie du monde ou la tolerance ne regne guere, la democratie et le pluralisme. Chretien sans doute -est-ce vraiment un crime?- mais soutenu par beaucoup de Libanais musulmans, attaches comme lui a l'independance nationale, le general Aoun, non seulement vaincu mais victime d'une campagne de desinformation revoltante a ete contraint a l'exil. Le poing de la Syrie est tombe sur le Liban. L'ordre regne a Beyrouth. Ce n'est ni plus ni moins que l'ordre impose par une armee d'occupation.

On commence a le savoir: l'importance, aujourd'hui, pour une violence qui veut s'assurer du succes, c'est d'agir vite, resolument, en silence, avec des complicites interieures et exterieures, et de durer. Avec une grande habilete, le president Hafez El Assad s'est acquis le concours a la fois des grandes puissances -Etats-Unis et France en tete- et d'une faction des Libanais. Qu'une puissance occupante trouve des collaborateurs sur place, ce n'est pas une nouveaute. D'autant moins que des liens anciens existent, bien entendu, entre le Liban et la Syrie. Mais ni ces liens, ni l'accord au moins tacite des grandes puissances, ni l'action de collaborateurs retribuees par la Syrie ne peuvent fonder en droit les pretentions de l'occupant. Les Syriens se retranchent derriere les accords de Taef qui ont permis, a la suite de nombreuses manipulations , d'exactions , de violations du droit et de crimes, l'election du president libanais Elias Hraoui, a la solde des Syriens. C'est le basculement syrien du cote des allies dans la guerre du Golfe contre Saddam Hussein-ennemi jure d'El Assad- qui a confirme definitivement la mainmise syrienne sur le Liban. S'il y'a un pays aujourd'hui ou le droit des peuples a disposer d'eux memes est deliberement ignore, avec la complicite des puissances occidentales - et de la France- desireuses de payer leur dette de guerre et de voir regner l'ordre, quel qu'il soit, c'est bien le Liban.

On a ecrit, ici ou la, que les Libanais semblaient s'accomoder de l'occupation syrienne. Je ne crois pas que ce ce soit vrai. Apres tant de souffrances et de drames, apres tant de morts et de desastres politiques et economiques, que pouvaient faire les Libanais devant l'armee syrienne, une des plus puissantes du monde aprs la rine des armees sovietiques, yougoslave et irakienne? commercants de genie depuis les temps les plus recules, ils ont acceuilli avec soulagement comprehensible la fin de combats meurtriers. Mais ils ne se sont inclines qu'a contrecoeur devant la force brutales qui ruine leur pays. la recente greve generale qu Liban a fait moins de bruit que les greves en Allemagne . C'est tout une peuple, pourtant , qui proteste comme il peut, dans le silence des nations, contre le sort qui lui est fait. N'y aura t-il donc personne pour elever la voix en faveur du Liban, hier encore democratie modele au coeur du Proche-Orient, fondateur des Nations Unies et coredacteur de sa Charte, aujourd'hui ecrase par l'occupation etrangere et reduit au silence? Il semble que la Syrie prepare , pour les mois qui viennet, des elections au Liban. Il faut le dire haut et clair: ces elections sont truquees d'avance. La seule solution legitime au Liban, ce serait, comme l'ont reclame plusieurs resolutions des Nations unies, le retrait de toutes les troupes d'occupation, le desarmement de toutes les milices sous influences syrienne, israelienne ou iranienne, le droit de vote restitue a tous les Libanais, ceux qui ont ete contraints a l'exil comme ceux qui sont restes dans le pays, et des elections libres sous le controle des Nations unies. Tout le reste n'est que manoeuvre et poudre aux yeux pour mieux assurer l'emprise des troupes d'occupation- et, a plus ou moins long terme, l'annexion du Liban par la Syrie.